À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les responsables politiques de l’époque aspirent à bâtir pour la France un système de sécurité sociale complet.
Le projet du Conseil National de la Résistance (CNR) était « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État »1. Le projet du CNR énonce que la gestion d’un tel régime doit être partagée entre l’état et les représentants des travailleurs.
Toutefois, un projet d’une telle envergure ne peut se construire qu’à l’échelle nationale pour permettre une couverture convenable pour tous, mais aussi financé par le plus grand nombre d’assurés.
Du point de vue de l’assurance vieillesse, des initiatives législatives ont déjà été prises avant 1945. Historiquement, le premier régime de retraite a été mis en place par Colbert, ministre des finances de Louis XIV, en 1673 pour les militaires de la marine les plus méritants. La loi du 14 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables privés de ressources accorde une pension aux vieillards âgés d’au moins 65 ans ou atteints d’une maladie incurable. La loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes institue pour la première fois une assurance sociale à caractère obligatoire.
L’assurance vieillesse aux vieux travailleurs instituée en 1930 est insuffisante pour permettre aux plus anciens de vivre décemment. En effet, la loi prévoit une pension faible, d’autant que les modalités de calcul ne prennent pas en compte la forte inflation qui a touché la France dans l’entre-deux-guerres.
Le CNR charge Pierre Laroque de proposer une structure nationale, commune à tous les Français, pour assurer une prise en charge collective des risques de la vie entraînant une perte de gains professionnels provisoire ou définitive.
Sur le projet du CNR de 1944 est adoptée l’ordonnance-cadre du 4 octobre 19452. Elle a pour objet la création d’un système de Sécurité sociale commun aux travailleurs salariés français.
Ainsi, son article 1er dispose que « Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature, susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent.
L’organisation de la sécurité sociale assure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l’allocation aux vieux travailleurs salariés, les accidents du travail et maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles-ci et sous réserve des dispositions de la présente ordonnance ». Il s’agit ici de mettre en place cette institution unique couvrant les risques des travailleurs français.
En outre, l’article 2 3 pose déjà les grands principes organisationnels toujours d’actualité aujourd’hui : une caisse nationale et des caisses régionales assurant le lien physique avec les assurés.
Pour compléter ces dispositions, la loi du 22 mai 1946 prévoit la généralisation de la sécurité sociale à tous. Or, des travailleurs avec un statut différent de celui de salarié vont s’y opposer ce qui aboutira à l’échec de la généralisation. Notamment le monde agricole et les fonctionnaires, mais surtout, les travailleurs non-salariés.
C’est pourquoi La loi n° 48-101 du 17 janvier 1948 institue un régime pour les personnes non-salariées, à côté du régime général, composé de quatre régimes de retraite selon la profession de l’assuré. Sont donc créés les régimes propres aux professions artisanales, industrielles et commerciales, les professions libérales ainsi que les professions agricoles4.
L’article 13 de cette loi dispose que l’affiliation à la caisse de retraite correspondante à sa profession est obligatoire. Malgré la volonté de Pierre Laroque, le régime vieillesse des Français est donc morcelé selon les volontés idéologiques de l’époque. Il est donc institué un régime pour les salariés, et plusieurs régimes pour les professions non salariées.
L’article 1er de la loi du 17 janvier 1948 disposait notamment que « jusqu’à la mise en application du régime définitif de sécurité sociale applicable aux personnes ne bénéficiant pas du régime des salariés ou assimilés, il est institué un régime d’allocation de vieillesse dans les conditions déterminées par la présente loi ».
La loi du 17 janvier 1948 a créé l’organisation autonome d’assurance vieillesse des professions libérales divisée en sections pour chaque profession libérale. À l’origine, le décret 48-1179 du 19 juillet 1948 institue 14 sections : avocats, notaires, officiers ministériels, médecins, chirurgiens-dentistes, pharmaciens, sages-femmes, auxiliaires médicaux, vétérinaires, ministre du Culte catholique, agents généraux d’assurances, artistes, musiciens et gens de lettres, architectes, experts-comptables et comptables agréés. Une 15e section a été ajoutée par le décret du 31 décembre 1948, il s’agit de la Caisse Interprofessionnelle d’Assurance Vieillesse (CIPAV) qui couvre les ingénieurs-conseils, ingénieurs experts, géomètres, métreurs et vérificateurs.
Tout comme les artisans, commerçants et industriels, les représentants des professionnels libéraux de l’époque n’ont pas souhaité intégrer le régime général qui venait d’être créé. En effet, leurs représentants de l’époque ont plaidé pour un régime intégrant les différentes professions libérales, à côté du nouveau régime général des salariés. Cette volonté s’explique du fait du refus d’être intégré au régime des salariés, mais aussi par une forte idée de solidarité entre les professionnels exerçant une activité semblable, d’autant que ces professions sont pour la plupart réglementées et organisées autour d’un ordre professionnel.
La réforme Fillon de 2003 a modifié en profondeur le régime de base des professions libérales et a chargé la CNAVPL de gérer le régime de base de ces assurés.
Par principe, le professionnel libéral est affilié à la section professionnelle compétente, quelle que soit la forme d’exercice, en entreprises individuelles ou en société. Ainsi, le régime de base est celui de la CNAVPL pour lequel les cotisations et les prestations vieillesse sont identiques. Ensuite, s’agissant du régime complémentaire obligatoire, chaque section dispose de son propre régime avec ces spécificités.
À l’origine, dès la création de la structure de l’assurance vieillesse des professions libérales, la Caisse Nationale des Barreaux français (CNBF) était une section de la CNAVPL au même titre que les autres professions réglementées. Cependant, ses représentants ont décidé en 19545 de quitter le régime nouvellement créé pour fonder un régime de retraite de base et complémentaire qui ne prend en charge que les avocats.
On comprend donc qu’à l’époque l’institution d’un régime spécifique pour les non-salariés est en contradiction avec les aspirations du projet du CNR. Aussi, le législateur adopte cette organisation « jusqu’à la mise en application du régime définitif ».
Les responsables politiques et le législateur ont comme idée de fonder un seul et même régime vieillesse de base pour tous les travailleurs du pays, et ce quel que soit leur profession. En effet, salariés ou non-salariés, les personnes exerçant une activité professionnelle pourraient toutes cotiser à un régime unique de retraite de base. Ce n’est pas ce que souhaitent les artisans et les commerçants qui sont hostiles à cette idée de régime unique qui les associeraient aux salariés du secteur privé. Dès lors, sous la pression des organisations professionnelles, ce régime unique de retraite pour les travailleurs français du privé ne verra pas le jour, et ce malgré la volonté des fondateurs puis des acteurs de la protection sociale française.
Au début des années 1970, alors qu’ils disposent d’institutions propres, se pose la question de la survie du régime des artisans et commerçants dont les ressources économiques sont insuffisantes pour assurer à long terme la prise en charge de ses retraités.
Ainsi, la loi n° 72-554 du 3 juillet 1972 modifie les règles de calcul de la pension de retraite de base des commerçants et des industriels. Autrefois à point, la pension est désormais calculée et servie suivant les mêmes modalités que le régime général.
Robert Boulin, ministre de la Santé Publique et de la Sécurité sociale déclarait sur l’ORTF en 1972 : « Alors, certes, il y a des éléments progressifs dans le texte de loi, peut-être tout cela finira-t-il par un régime unique commun à l’ensemble des Français ».
L’article 1er de la loi du 3 juillet 1972 dispose alors : « la présente loi a pour objet d’établir un alignement des régimes d’assurance vieillesse des professions artisanales, industrielles et commerciales sur le régime général de sécurité sociale, en attendant l’institution d’un régime de base unique en matière d’assurance vieillesse des travailleurs salariés et non-salariés et leurs conjoints ».
Tout comme ce qui était annoncé dans l’article 1er de la loi du 17 janvier 1948, la rédaction de cet article démontre la volonté toujours persistance du législateur de mettre en place un régime unique de sécurité sociale sans distinction entre les salariés et les non-salariés.
L’article 2 avait inséré un 5ème alinéa à l’article 645 du code de la sécurité sociale de l’époque : « Toutefois, sur proposition des organisations intéressées, des décrets en conseil d’État pourront décider la fusion de plusieurs d’entre elles ».
Concernant ces dispositions, reprises à l’article L. 634-1 du code de la sécurité sociale, il est à noter qu’elles ont été abrogées. En effet, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a supprimé cet article. Le symbole est fort, car du fait du projet d’adossement du Régime Social des Indépendants (RSI) au régime général prévu par cette loi, cette disposition n’avait plus lieu d’être. L’alignement des régimes, première étape avant la fusion de ceux-ci, est caduc. Au 1er janvier 2020, le projet de régime unique sera concrétisé.
Par la suite, la loi n° 74-1094 du 24 décembre 1974 relative à la protection sociale commune à tous les Français et instituant une compensation démographique entre régimes de base de sécurité sociale obligatoire est adoptée.
Son article 1er annonce qu’il est [institué] « un système de protection sociale commun à tous les Français, au plus tard le 1er janvier 1978 dans les trois branches : assurance maladie-maternité, vieillesse, prestations familiales ».
Ainsi, les régimes de base des salariés, artisans, commerçants et industriels opèrent un rapprochement qui permet un financement commun des prestations servies, pour assurer la pérennité du système de retraite français.
Quant aux modalités de calculs de la pension, le régime à points est abandonné à partir du 1er janvier 1973 pour le calcul appliqué aux retraites des salariés du régime général.
Le vœu de Pierre Laroque de la réunification du régime des salariés et celui des non-salariés aurait dû être exaucé par la réforme profonde du système de retraite français amorcé par le Gouvernement en 2018.
Selon le projet de loi du gouvernement6, Il était question d’unifier les 42 régimes de retraite en un seul et même régime unique par points dont les modalités d’acquisition et de service des droits seraient identiques à tous les travailleurs français. De plus, l’application de la réforme devait être différente selon la génération en cause. Les assurés nés avant 1975 ne devaient pas entrer dans le nouveau régime unique mais ces derniers auraient été concernés par « l’âge pivot ». Pour la génération 1975-2003, seuls les droits acquis à compter de 2025 auraient donné lieu à l’acquisition de droits nouveaux mais les années antérieures calculées selon les modalités des anciens régimes. Enfin, la génération 2004 devait être la première à entrer directement dans le nouveau régime à compter du 1er janvier 2022.
Actuellement, le projet est au point mort. Une mise en place avant l’élection présidentielle de 2022 semble improbable. Néanmoins, Laurent Pietraszewski, secrétaire d’Etat chargé de la réforme des retraites déclarait le 24 janvier 2021 que le Gouvernement considérait toujours cette réforme comme nécessaire.
1 Programme du Conseil national de la Résistance adopté à l’unanimité par le Conseil National de la Résistance français le 15 mars 1944
2 Ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale, JORF du 6 octobre 1945 page 6280
3 Article 2 de l’ordonnance du 4 octobre 1945 : « Des caisses primaires de sécurité sociale ; Des caisses régionales de sécurité́ sociale ; Des caisses régionales d’assurance vieillesse des travailleurs salariés ; Une caisse nationale de sécurité sociale ; Des organismes spéciaux à certaines branches d’activité ou entreprises ; Des organismes propres à la gestion des prestations familiales ; »
4 Loi n° 48-101 du 17 janvier 1948 instituant une allocation vieillesse pour les personnes non salariées, article 3
5 Décret n°54-1253 du 22 décembre 1954 portant création de la CNBF
6 Projet de loi instituant un système universel de retraite, enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 24 janvier 2020